Le Voile de la Mort

(Musique)

La douleur fut fulgurante.
Elle ne sut pas exactement ce qui se passa, mais ses doigts effleurèrent son ventre. Elle s’était dit sur le moment que ça lui faisait aussi mal que ce jour-là, mais il y avait plus de sang encore et un bout pointu et brillant s’échappait de ses entrailles. Elle aurait aimé dire quelque chose mais seul un gargouillis s’échappa de ses lèvres et plus tard une gerbe de sang, ce qui donnait l’impression d’un rictus sinistre.

Elle chancela avant de s’écraser sur le sol, sentant de nouveau la morsure d’un glaive entre ses omoplates. Ce n’était pas des coups pour tuer. Ça n’avait rien de rapide ou de précis. On s’acharnait sur sa carcasse tandis qu’elle s’accrochait un peu à la vie, une main tendue, les ongles s’enfonçant dans la terre battue. Une petite pensée pour Finlay. Il valait mieux que ce soit elle. Ça n’avait pas de sens, mais elle s’en contenterait pour sa dernière minute.

La paupière s’ourla d’une larme alors que sa tête tournait jusqu’à l’emporter dans le silence et l’obscurité.

…

Il se passa un temps incertain pendant lequel elle resta là, la douleur irradiant toujours le corps devenu moite et poisseux de sang, incapable de sortir du rêve, plongeant de plus en plus dans le cauchemar. Ce qui la tira des bras assassins fut le parfum familier. L’odeur sale des viscères échappés du ventre blanc.
Les paupières clignotants, elle resta sur le sol, la face contre la terre, pas certaine d’être encore en vie, mais la main figée contre ses boyaux comme pour les tenir en place.

Si je me lève, se disait-elle, tout tombera. Comme cette autre fois où je n’ai pas serré assez fort.
Je suis désolée, j’aurai dû serrer plus fort. Tu ne serais pas tombé…

Le silence se fit si long qu’elle termina par comprendre qu’elle était morte ou sauvée. Quand elle releva le visage, elle se vit juste en face, étendue, le visage pâle et cireux. L’œil était vitreux mais sur la face, résistant aux affres de la douleur et de la défaite, le sourire était toujours là comme un pied de nez à la mort, figé éternellement.

Mais ça n’avait pas d’importance parce qu’elle était morte de trois coups de poignard dans le dos et autant de morsures de magie. Un soupire fendit ses lèvres et finalement elle jeta un regard plus bas. Il ne restait rien du sang et des viscères sortis. Seulement sa main blanche, plaquée contre son ventre vide, tremblante un peu.

Une sensation étrange, familière, désagréable.
Plus désagréable encore que la mort.

Sharon se redressa lentement comme si sa colonne vertébrale se dépliait pour la première fois. Le squelette craqua, défiant la rigidité pour adopter l’éthéré des spectres des morts violentes. Il fallait lutter contre la stase, contre l’envie de s’endormir de nouveau mais elle ne savait pas bien pourquoi elle faisait tout ça.

Par vengeance ?

Elle pencha la tête un court instant, se remémorant les derniers instants. Le regard, le mépris, l’insolence, la couardise. Un petit sourire se dessina doucement sur son visage, le fendant à la façon d’un loup, toute canine dehors. L’humaine eut un petit rire pour elle-même, comme si quelque chose venait de s’allumer en elle.
Mais ça n’expliquait pas tout.

Pourquoi est-ce qu’elle marchait sans être vue et sans voir le monde ? Qu’était-il ce voile étrange, ce linceul à la fois léger et pesant ornant sa tête brune ? Un suaire mal ajusté sur son corps bardé de blessures et de sang séché. Une robe de fortune pour une lavandière aux ongles cassés ? Ou simplement la moquerie du destin pour celle qui avait fui les promesses amoureuses ?

Sharon avança, le pas lourd mais guidé par une force inconnue, par une envie.
Chaque pas lui rappelait la morsure de la lame au travers le corps, le glaive d’acier coincé dans le bide. Chaque pas lui donnait la nausée, mais elle avançait, lentement, silencieusement, frissonnant à chaque ondulation de la douleur sur son épiderme.
Souffrir n’avait jamais été un problème – c’était ne rien sentir qui l’angoissait. Ne rien sentir, c’était être un peu mort.  

Elle traversa les brumes, porta le suaire sur son visage blafard jusqu’aux abords d’un puit duquel on pouvait entendre le rugissement des esprits sacrifiés, des morts jamais en paix. La chose semblait puissante, même pour elle qui n’avait jamais rien compris de la magie et des esprits. Elle eut une pensée fugace en voyant l’étrange maelström qui vociférait devant ses pieds nus, la peur enfantine d’une main qui ne l’attire dans l’abîme, mais elle était adulte désormais.
C’était le gouffre qui l’appelait tout entière, qui ne demandait plus qu’à la dévorer. Elle eut un sourire amusé et lentement se défit du linceul qui couvrait toujours sa tête comme si elle avait été si près d’être mariée.

Et comme le jour d’un mariage, elle ferma les yeux et laissa son corps choir jusque dans le trou de puit pour mieux offrir à l’obscurité le choix de l’embrasser ou non.

L’eau glacée pénétra ses os.
Elle s’enfonça dans les eaux noires, plongeant toujours plus profond. Sur sa peau, à chaque brasse, elle pouvait sentir la caresse de vieilles carcasses restées au fond du puit, mais cela ne la dégouta pas. Au lieu de ça, elle enfonça violemment ses mains à même les os pour se frayer un chemin.
Et c’est ainsi qu’avec panache mais le corps transi de froid que la tête brune de Sharon s’extirpa des eaux profondes du puit dans un stridor qui dérangea le silence paisible du village humain.

Sur le rebord du puit presque débordant, les mains bleuies de Sharon s’accrochèrent et elle sortit de l’eau, nue, le corps couvert d’ecchymoses, deux plaies à peine refermées venant striées le ventre et le haut de son dos.

Elle tomba mollement, effrayant au passage les pauvres badauds qui se baladaient au crépuscule.
Ils s’échappèrent comme s’ils venaient d’avoir vu un diable – et c’était peut-être bien ça qui venait de s’échapper du puit ce soir-là.